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Lettre à Franz Xaver Kappus de Rainer Maria Rilke, le 12 août 1904.

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Lettre à  Franz Xaver Kappus de Rainer Maria Rilke, le 12 août 1904. Empty Lettre à Franz Xaver Kappus de Rainer Maria Rilke, le 12 août 1904.

Message par Menuiziebihan Dim 16 Mar - 18:05

(Ce texte est un extrait de l'ensemble des lettres que Rilke a envoyé à Kappus)

Je tiens de nouveau à vous parler un instant, cher monsieur Kappus, bien que je ne puisse rien dire qui fût de quelque secours, et sois à peine en mesure d’écrire quelque chose d’utile. Vous avez eu de nombreuses tristesses qui sont passées. Et vous dites que même le fait qu’elles aient passé vous a été pénible et fut débilitant. Mais demandez-vous, je vous en prie, si ces grandes tristesses ne vous ont pas traversé plutôt qu’elles n’ont passé ? Si bien des choses en vous ne sont pas transformées, si vous-même quelque part, en quelque endroit de votre être, vous n’avez pas changé tandis que vous étiez triste ? Seules sont dangereuses et mauvaises ces tristesses que l’on porte en soi parmi les gens afin de couvrir leurs propos. Telles des maladies, traitées superficiellement et de manière aberrantes, elles ne font que reculer pour faire d’autant plus irruption après une courte rémission ; et elles s’accumulent en vous, constituent une forme de vie vécue, méprisée, gâchée, une forme de vie dont on peut mourir. S’il nous était possible de voir au-delà des limites où s’étend notre savoir, et encore un peu plus loin au-delà des contreforts de nos intuitions, peut-être supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Elles sont, en effet, où quelque chose de nouveau a pénétré en nous, quelque chose d’inconnu ; nos sentiments font silence alors, en obéissant à une gêne effarouchée, tout en nous se rétracte, le silence se fait, se tient là au centre et se tait.
Je crois que presque toutes nos tristesses sont des moments de tension que nous ressentons comme une paralysie car nous sommes désormais sourds à la vie de nos sentiments devenus étranges. Nous sommes seuls, en effet, face à cette étrangeté qui est entrée en nous ; car, pour un temps, tout ce qui nous est familier, tout ce qui est habituel nous est ravi ; nous sommes au cœur d’une transition où nous ne savons pas nous fixer. C’est aussi la raison pour laquelle la tristesse est passagère : ce qui est nouveau en nous, l’adjuvant de ce que nous étions, est allé jusqu’à notre cœur, a pénétré son lieu le plus intime, mais il n’y est pas non plus resté : il a déjà passé dans le sang. Et nous ne savons pas ce que c’était. Il serait facile de nous persuader qu’il ne s’est rien passé ; mais nous avons pourtant bien changé, comme change une maison où un hôte est entré. Nous sommes incapable de dire qui est entré, nous ne le saurons sans doute jamais, et pourtant bien des signes témoignent du fait que c’est ainsi que l’avenir pénètre en nous pour s’y modifier longuement avant qu’il n’arrive lui-même. Voilà pourquoi il est important d’être solitaire et attentif lorsque l’on est triste : l’instant apparemment immobile où, semble-t-il, rien ne se passe, cet instant où l’avenir pénètre en nous est en effet beaucoup plus proche de la vie que cet autre moment arbitraire et patent où l’avenir nous arrive pour ainsi dire de l’extérieur. Plus nous sommes silencieux, patients, et disponibles lorsque nous sommes tristes et plus ce qui est nouveau pénètrera profondément et sûrement en nous, mieux nous le ferons nôtre ; il sera d’autant plus notre destin propre, et, plus tard, lorsqu’il se « produira » (c’est-à-dire lorsqu’il surgira de nous pour passer aux autres) nous nous sentirons profondément intimes et proches. Et, c’est nécessaire. Il est nécessaire --- et c’est vers cela que peu à peu doit tendre notre évolution --- que nous nous heurtions à aucune expérience mais que nous rencontrions que ce qui depuis longtemps nous appartient. Il a déjà fallu repenser tant de conceptions du mouvement qu’on saura peu à peu admettre que ce que nous appelons destin provient des hommes et ne vient pas de l’extérieur. C’est uniquement parce que nombre d’entre eux ne sont pas imprégnés de leur destin quand ils vivaient en eux, ne l’ont pas transformé en ce qu’ils sont eux-mêmes, qu’ils n’ont pas su reconnaître ce que provenait d’eux, cela leur était si étranger que, dans leur crainte confuse, ils ont cru qu’il venait à l’instant de les atteindre car ils juraient n’avoir jamais auparavant rien trouvé de pareil en eux. De même qu’on s’est longtemps abusé à propos du mouvement du soleil, on continue encore à se tromper sur le mouvement de ce qui est à venir. L’avenir est fixe, cher monsieur Kappus, mais c’est nous qui nous déplaçons dans l’espace infini.
Comment cela ne nous serait-il pas pénible ?
Et si nous en revenons à parler de la solitude, il sera toujours plus évident que ce n’est pas là, au fond, rien que l’on puisse choisir ou quitter. Nous sommes solitaires. On peut s’abuser à ce propos, et faire comme s’il n’en était pas ainsi. C’est tout. Mais il est bien préférable de comprendre que solitaire et justement de prendre cela pour point de départ. Il arrivera certainement que nous soyons pris de vertige puisque nous sont retirés tous les points sur les quels notre œil s’était habitué à prendre repère ; plus rien n’est proche désormais, et tout ce qui est lointain est infiniment loin. Celui qui, presque sans préparation et transition, est transporté d’une pièce familière au sommet d’une haute montagne devrait éprouver quelque chose d’analogue ; un sentiment d’insécurité inouïe, le sentiment d’être livré à l’indicible l’anéantirait presque. Il s’imaginerait tomber, ou se croirait propulsé dans l’espace, dispersé en mille morceaux, quel mensonge extraordinaire son cerveau devrait-il pas inventer pour rattraper la situation de ses sens, et pour en rendre compte. C’est ainsi que se transforme pour qui devient solitaire toutes les distances, tous les critères. Beaucoup de transformations se produisent subitement, et elles ont pour conséquence de faire apparaître, comme chez cet homme soudain transporté au sommet d’une montagne, des représentations insolites et d’étranges sensations qui semblent se développer au-delà du supportable. Mais il est nécessaire que nous fassions aussi cette expérience-là. Il nous faut accepter notre existence aussi loin qu’elle peut aller ; tout et même l’inouï doit y être possible. C’est au fond le courage qu’on exige de nous ; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable. Que les hommes aient, en ce sens-là, été lâches a infligé un dommage irréparable à la vie ; les expériences que l’on désigne sous le nom « d’apparition » tout ce que l’on appelle « le monde des esprits », la mort, toutes ces choses qui nous sont si proches ont été à ce point en butte à une résistance quotidienne qui les a expulsées de la vie des sens qui nous eussent permis de les appréhender se sont atrophiés. Sans parler de Dieu. Or la peur de l’inexplicable n’a pas appauvri seulement l’existence de l’individu, elle également restreint les relations entre les hommes, extraites en quelque sorte du fleuve des virtualités infinies pour être placées sur un coin de rive en friche où il ne se passe rien. Ce n’est pas, en effet, la paresse seule qui est responsable du fait que les rapports humains se répètent sans innovation et de manière si indiciblement monotone ; c’est plutôt la crainte d’une quelconque expérience inédite et imprévisible qu’on s’imagine ne pas être de taille à éprouver. Mais seul celui qui est prêt à tout, celui qui n’exclut rien, pas même ce qui est le plus énigmatique, vivra la relation à quelqu’un d’autre comme si elle était quelque chose de vivant et y jettera même toute son existence. […]Nous sommes situés dans la vie qui est l’élément auquel nous correspondons le mieux, et nous sommes, en outre, devenus semblables à cette vie grâce à une adaptation plurimillénaire, au point que, lorsque nous restons immobiles, nous sommes à peine discernables par rapport à tout ce qui nous environne en raison d’un curieux mimétisme. Nous n’avons aucune raison d’éprouver de la méfiance à l’égard de notre monde, car il n’est pas tourné contre nous. S’il recèle des peurs, ce sont nos peurs, des abîmes, ils sont nôtres ; présentent-ils des dangers, nous devons tenter de les aimer. Et si seulement nous faisons en sorte que notre vie soit commandée par le principe qui nous enjoint de nous en tenir toujours à ce qui est difficile, ce qui nous semble encore le plus étranger deviendra bientôt ce qui nous sera le plus familier et le plus cher. Comment pourrions-nous oublier ces vieux mythes où les dragons se transforment en princesses à l’instant crucial ; peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux. Peut-être tout ce qui est effrayant est-il, au fond, ce qui est désemparé et qui requiert notre aide.
[…] Pourquoi voudriez-vous exclure de votre vie une quelconque inquiétude, une quelconque souffrance, une quelconque mélancolie alors que vous ignorez pourtant ce qui se produisent en vous ces états ? Pourquoi vouloir vous persécuter avec la question de savoir d’où provient tout cela, où tout cela mène-t-il ? Puisque vous savez que vous êtes en pleine transition, et que vous ne désirez rien tant que vous transformer. Si quelque processus en vous est morbide, songez alors que la maladie est le moyen par lequel un organisme se débarrasse de ce qui est étranger ; il faut, dans ce cas, simplement l’aider à être malade, à faire en sorte que sa maladie se déclare et se développe tout à fait car s’est ainsi qu’il progresse …Vous rappelez-vous à quel point la vie a voulu sortir de l’enfance, aspirant aux « grandes choses » ? Je constate aujourd’hui que, à partir des grandes choses, elle continue d’aspirer aux plus grandes. C’est pourquoi elle ne cessera d’être difficile, mais c’est pourquoi elle ne cessera de croître …
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