Journal de La Bouquine (extrait4)

Samedi ordinaire. Dans la rue les gens passent et repassent les bras prolongés des courses du marché. Je commence à reconnaitre certains pas. Le pas, petit et glissé, de ce vieil homme qui court tout le temps,  les talons martelés de ma jolie voisine, ceux qui s’annoncent toujours par une lourde porte qui claque… et puis il y a ce pas en trois temps : un pied, un bois frappé, un long glissement. Mes yeux suivent  la silhouette déformée de cette femme qui se tord un peu plus sous l’effort. Je voudrai croiser son regard mais il est réfugié tout au fond d’elle. Un groupe passe à la queue leu leu, les bras chargés de cartons et d’objets en vrac et passe à nouveau. Emménagement ou déménagement ?

La Bouquine se remplit et se vide au fil des heures domestiques. Le marché, le déjeuner, la messe du dimanche, la promenade dominicale… Un couple sort et je découvre un homme, jeune, accroché aux rayonnages. Il regarde avec attention chaque étagère, prend un livre, en dévore de longs passages, en prend un autre. Je m’attarde discrètement sur les cheveux indociles, le jean sans fioritures. Vingt-cinq, trente ans... « Je peux vous aider ? ». Son visage se tourne vers moi, ses yeux s’arrondissent. Ses mains qui maintiennent le livre ouvert me semblent immenses, accrochées à de longs bras et des poignets minuscules. On dirait un personnage de Manga mais en version sage. « Je suis en train d’emménager un peu plus loin dans la rue, et je m’aperçois avec bonheur qu’il y a une librairie juste à côté de chez moi ». Je pense au petit groupe qui passait et repassait … « Auriez-vous des livres de Kafka ? ». La question m’interpelle et me fige quelques secondes. Manga ou Kafka ? Je regarde le désordre de ses cheveux, sa silhouette fragile, ses yeux d’enfance… « Je suis professeur de français et… »…
Je rie de moi et j’oublie les Manga…