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prof pianiste

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Message par Patrice Mar 1 Juil - 20:15

Nicolas, professeur de Français dans un lycée professionnel, et également pianiste de talent, ma fait parvenir ce texte qui m'a beaucoup touché. C'est un plaisir de le partager:

"Prof pianiste

Je tiens à relater et partager cette anecdote car ce n'est pas tous les jours qu'en tant que prof de lycée professionnel on est amené à sortir du cadre et passer par des chemins de traverse...les victoires quotidiennes dans ce métier passent trop souvent inaperçues, et ceux qui n'ont jamais enseigné n'imaginent pas l'énergie qu'il faut déployer pour réussir cinquante malheureuses minutes de cours ou pour capter l'attention des gamins qui à la base ne veulent pas de vous.

Nous sommes un vendredi de veille de vacances de Noël; mon dernier cours de 2011 vient de s'achever sur une note légère et plutôt ludique avec la mise en scène théâtrale d'un passage célèbre de Boule de Suif (le déjeuner dans la diligence) de Maupassant, jouée avec un talent certain par le demi groupe d'élèves d'une classe de première année en tertiaire. Alors que je remballe mon matériel, trois élèves (deux emmerdeuses et un brave garçon) semblent s'attarder et commence à me poser des questions à propos de ma double vie de prof-pianiste (dont la réputation circule allègrement du bouche à oreille dans le lycée) et sur mes goûts musicaux. Surpris, et à la fois touché par leur intérêt soudain pour une passion que je n'avais jamais eu l'occasion de partager avec eux, je m'attarde avec eux à leur faire découvrir différents morceaux de tous styles sur You Tube via le TNI. Une heure s'écoule en l'espace de quelques minutes où je me rends compte que ces teignes que je peine tant à faire bosser, à qui j'ai dû infliger plusieurs heures de retenues où convoquer les parents - ces petites connes (sur une classe de 30 il faut compter 27 filles pathologiquement bavardes), qui prétendent vous apprendre comment la terre tourne et réduisent à néant plusieurs heures de préparation de cours dans la plus déconcertante des mauvaise foi - ces teignes, disais-je, ont sauté leur repas de midi pour écouter de la musique avec leur "bourreau"...
Alors nous écoutons Oblivion de Piazzola, l'Adagio de Barber, le solo de Mickael Breacker sur Naima, quelque extraits d'Ennio Morricone. L'une me confie qu'elle joue "Oblivion" à l'accordéon qu'elle pratique depuis presque 8 ans, l'autre, souhaite apprendre la musique et en particulier le saxophone; je lui fais écouter un morceau de Maceo Parker. Le garçon fait de la gratte depuis six ans et me fait écouter Eruption de Van Halen (authentique scène de branlette sur une guitare), je lui fais découvrir Victor Wooten et en profite pour leur faire entendre le 2 et le 4 dans la mesure 4/4.
Bref une heure s'est consumée en quelques instants de partage qui a rendu leurs yeux humides et leur cœur léger. Mais les gamins ont décidé ne pas me lâcher aussi facilement; ils me demandent de leur jouer un air sur le piano du resto d'application; chose évidemment impossible puisque, à cette heure-ci, ce dernier est bondé. Alors ils insistent pour revenir à la fin de leur journée de cours à 16h30. Etant en visite de stage dans un dédale à Malakoff pour 14h30, je n'étais pas sûr d'honorer la demande de mes trois mélomanes, mais j'étais certain de l'importance que ce "concert" de fin d'après-midi pouvait signifier à long et à court terme; je savais que je tenais quelque chose qu'aucune entrevue avec les parents, qu'aucun brio pédagogique n'avait pu leur arracher jusqu'à présent. Je leur promets d'être de retour pour 16h30.

15h10; fin de l'entrevue. Le vent fait tanguer les arbres et fouette les visages de son haleine glacée. J'ai le temps de me perdre trois fois autour d'un périmètre en travaux entre Montrouge et Malakoff; L'A86 est congestionnée dans les deux sens; le périph' saturé depuis porte de Vanves. Je retourne sur Antony par Châtillon et Fontenay-aux-roses, épargné par les embouteillages qui se forment dans l'autre sens. J'arrive au bahut vers 16h et, après avoir glissé les rapports de visites dans le casier du collègue je file vers mon sanctuaire, pour me chauffer les doigts.
Une improvisation latino en Sol mineur (Gm-Bb7/E7Maj/D79b-F#m°/Gm). Deux des élèves, me rejoignent dans le hall du resto d'application quelques minutes après la deuxième sonnerie. Je me lâche, je m'envole, je revis. Les deux gamines sont littéralement scotchées. Le morceau dure bien huit minutes et évolue en différents styles; je passe du latin au funk puis du funk au Klezmer/tsigane je termine sur un accord majeur qui semble suspendre toute cette énergie en une longue arpège décomposée sur 6 octaves. Applaudissements, regards brillants. Les teignes sont entrain de s'adoucir.
J'enchaîne une série de musiques de film en ré mineur (les parapluies de Cherbourg/le Parrain que je passe en manouche/ James Bond) puis...je décide sciemment de porter le "coup de grâce", si je puis m'exprimer ainsi : je commence à jouer mon registre: les notes se font moins nombreuses, je laisse respirer les phrases, les accords deviennent tintinnabulant; la mélancolie monte; magie du mode de La, magie des plagales mineures. Quand je me retourne après ma dernière note, l'une des gamines est en larmes; sa copine la chambre gentiment mais ses yeux sont bien humides eux aussi. La sonnerie de 17h30 les arrache à leur rêverie; elles ne veulent pas partir; négocient entre elles les possibilités de prendre le bus suivant, me supplient de jouer un dernier morceau; je leur propose un quatre mains facile à faire sonner...
"Monsieur, pourquoi vous êtes prof et pas sur une scène à donner des concerts?
- J'ai essayé de vivre de la musique mais ça n'a pas marché, c'était trop irrégulier...je joue parfois dans des restaurant ou dans des pianobar à Paris...mais vous savez celui qui joue ici devant vous et celui qui vous donne des cours de français et d'Histoire-géo, c'est la même personne. Je sais où je vous emmène quand je joue du piano alors faites-moi confiance sur là où je vous emmène quand je vous fais travailler ma matière."
Les gamines acquiescent, leur sourire est lumineux, leurs yeux plein de reconnaissance et d'admiration; on est tous les trois entrain de vivre un moment de grâce, d'échange, de complicité, un moment trop rare et quasi impossible à créer dans les conditions où je les ai en cours. La future saxophoniste est convaincue de vouloir apprendre la musique, l'accordéoniste me propose de faire des duos lors de futurs ateliers musique les mercredi après-midi - 'faudra que je songe à inclure le gratteux- ...comment refuser?
Il est 17h45, elles viennent de partir; le bahut n'est plus que pénombre et couloirs déserts. Je continue de jouer, pensif, heureux; je retourne à mes trucs latinos; travaille un pattern de Boyan Z/Julien Loureau.
18h30, le cerbère dreadlocké de service m'annonce qu'il ferme les locaux d'une voix terrible.
Les vacances viennent de commencer... "
Patrice
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Message par CV Sam 5 Juil - 17:31

Moment de grâce en effet ! Très belle anecdote !  I love you 
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